Yves Bodenes Galerie en ligne

« Toujours à la dissolution, comme à un préalable nécessaire,
je dois avoir recours.
Henri Michaux

Yves Bodenes devant "Vertige"

Coup de boule - Direct d’entrée - Séché - Le choc

Enfin de la peinture.

Qui s’engage, qui chipote pas, qui fait pas son terriblement conceptuel, ne finasse pas dans le distancé branchouille, la métapeinture creuse ou les piapiateries pâteuses de certains vernissages.

Il y a des rencontres d’évidence, fulgurantes comme ces tableaux d’Yves Bodenes, exposés tout chauds en cet Atelier 26 de Dinard.

L’homme, laissons-le ici de côté : pudeur, silence…
Dévoré de peintures.
(Où, quel repos hors de ses corps à corps de brosse et de toile ? )

On peut écrire sur commande, par courtoisie, passion, nécessité… Mais qu’écrire, même en confiance, sur de la vraie grande peinture, d’un peintre vivant vif que l’on connaît ?… Il faudrait pouvoir éclater la phrase, dissoudre la langue dans le tableau pour qu’il sécrète ses mots, attendre sans parler ?… Comment taire pour exprimer ?…
Plutôt « écrire cru », comme lui-même se remet en pièces et en jeu, en jus aussi : Yves Bodenes se remonte à chaque toile.

On le croyait, lui-même parfois, souvent, (a)battu, le voici remonté. Une production époustouflante de grands formats vibrant de blancs, un enthousiasme à construire, de la peinture qui respire, debout.

Passée la stupéfaction de la première rencontre, j’ai voulu voir.
Glissé discret dans l’atelier.
Avant la toile, pendant, après.

D’abord, régler la distance

C’est vital. On ne parle jamais assez du regard et du point de vue : respiration, espace, mesure, équilibre, tension, personnalité, tout s’y décide, tout s’apprécie selon la distance.
Distance, aussi, que le bras prolongé de la brosse, tendu, arrondi, plié, cajoleur, incisif, griffe, danse et maître tour à tour.
Distance, encore, entre retranscrire son monde et exploiter l’impromptu , saisir l’échappé bel.
Distance, toujours, entre matière, pâte, couche et touche, fluide, voile, nuée, entre ouverture et opacité, secret et transparence.

Regarder Yves Bodenes prendre sa distance avec sa toile et son projet, en varier selon l’intention, l’énergie et la résistance, c’est écouter aussi la rythmique d’une puissance foisonnante qui se mue en création, d’un matériau brut qui se maîtrise en tableau.
Sans régler votre distance, comment espérer voir le caché, pourtant offert, et le presque révélé ?…

Toujours, à l’ordre des choses

Car il n’y a pas qu’une explosion créatrice, aussi époustouflante soit-elle : ces peintures possèdent une ossature, une charpente – même brulée ou incandescente, une organisation impressionnante.
Leur construction s’impose comme une solution, née au cœur même de la « dissolution » préalable évoquée par Michaux.

Ordre il y a, obligatoirement, pour que ces toiles composent triptyques, séries ou œuvres uniques.
Ordre il y a, osons le dire, pour que ces tableaux attirent la comparaison avec les œuvres de Debré, Pollock, Tapiès, Miotte, Riopelle…
Ordre apparent, dérangé, conquis, éclaté peut-être, souterrain, il est, au moins à un moment, atteint pour qu’Yves Bodenes estime la toile « finie », digne d’être exposée. Il y a bien un seuil d’acceptation – abandon et détachement – un instant mystérieux et ténu (très fugace dans son cas, tant il aimerait pouvoir toujours refaire, reprendre, re…) : le tableau s’achève, est achevé, tel un amour ou une analyse. Au cœur des choses…

Visez le centre !… décentré, déporté, surchargé à en devenir béant, multiple, ouvrant sur une autre logique, le centre n’est pas où on l’attend ! Pas au centre, et pourtant Yves Bodenes s’y focalise.

Certes, il est bizarre de s’en occuper pour l’éviter. C’est ainsi : le peintre refuse toujours de se laisser enfermer. S’il choisit lui-même ses contraintes – le carré, la hauteur, le noir, le blanc… - c’est pour mieux s’en jouer.

Bodenes ne s’en laisse pas imposer, même par lui-même et ses tableaux passés : à chaque toile, il remet tout en jeu, réinvente. A chaque création son ordre à ses ordres. Il avance, toujours par fragments, mais il avance entier.

Là est peut-être ce mystère qui le taraude : comment se fait-il qu’il tienne de plus en plus debout, alors qu’il ne cesse de tenter la dissolution, l’éclatement, voire l’effacement ?…

Heureusement pour nous, la matière physique et spirituelle de ses tableaux échappe à sa volonté de transparence. Chez lui, la matière commence, initie même le tableau et souvent le structure. De là son épaisseur, même s’il la lisse, l’étire, la distend, et sa densité. Ce coloriste de l’âme risque sa pudeur en laissant voir quelques traces ou fragments de peau.

Sus à la couleur donc, mais incarnée ! Sans facilité ni compromis, Yves Bodenes ne s’est jamais forcé à la couleur. Donc le noir, le gris, le blanc aujourd’hui. Et la couleur, puisqu’elle émane de ce qui se construit.
Oh, le coloriste est encore très rentré, tenu par quelque pudeur excessive ! Mais cet abstrait des mondes intérieurs, ce lyrique sentimental se rend à la couleur que sa création génère : ainsi le noir et le blanc ont pu imposer le rouge orangé, car il s’agit de poutres noircies, de braises blanches et du feu dévorant des souvenirs, des documents personnels, des épisodes de vie…

Au cœur de chaque tableau d’Yves Bodenes, quelque chose est caché, et offert. Sacrifié, et sacré.

Paix aux secrets…

Jacques Pons
Août 2007